mercredi 2 mars 2016

Jacques Nsibula

L'ETHIQUE ET LA MORALE CHEZ HABERMAS

INTRODUCTION


Depuis le début du 21ème siècle, l’homme s’interroge sur des valeurs susceptibles de sauvegarder la cohésion sociale en préservant les idéaux les plus hauts de l’humanité. La question à laquelle il est confronté est celle de soir si nous sommes condamnés « à l’anarchie des idéologies individuelles et populaires »[1] ou nous sommes habités par un relativisme des valeurs, au silence et à l’inaction. Par sa conception de l’Etat démocratique, Habermas entend ce dernier « sous la forme du «républicanisme kantien » à savoir un Etat fondé sur la constitution que les citoyens associés se donnent eux-mêmes »[2]. Quelles valeurs peuvent prétendre à la validité universelle ? Comment ces dernières peuvent-elles être élaborées ? C’est ainsi que dans son éthique de la discussion, une éthique d’intercompréhension, Habermas s’attèle à apporter une réponse.
En effet, Jürgen Habermas, philosophe et sociologue allemand est né en 1929. Il fut professeur de sociologie et de philosophie à l'Université d'Heidelberg et à l'Université de Francfort. Habermas est souvent assimilé à l'École de Francfort mais il a sans doute été plus influencé par Max Weber que par Karl Marx. Il est un des penseurs de l'éthique de la discussion avec Karl-Otto Apel, éthique qui s’inscrit dans la veine de l’éthique kantienne, tout en y apportant un certain décentrage avec l’impératif catégorique. Dans sa quête sur l’établissement d’une éthique universelle, Habermas établit que le propre  de l’homme est d’être originairement tourné vers l’intercompréhension, par le langage, par la communication. D’où sa théorie discursive.

Quelques questions méritent d’être posées. En quoi consiste l’éthique de la discussion ? Quels sont les fondements de cette éthique ? Quelle est l’éthique proposée pour notre société actuelle? Pour répondre à ces questions, notre travail s’articulera sur trois chapitres. Le premier chapitre portera sur l’éthique habermassienne de la discussion, le second traitera de l’éthique et morale chez Habermas et le troisième sera axé sur Habermas dans le débat actuel.



CHAP. I.        ETHIQUE HABERMASSIENNE DE LA DISCUSSION


Dans sa conception de l’éthique, Habermas tente de reprendre la pensée moderne tout en intégrant les apports des philosophes de la déconstruction, psychanalyse et des sciences humaines. C’est ainsi qu’il dénonce la société moderne qui suscite des comportements souvent motivés par une finalité stratégique sans renoncer à l’humanisme. La philosophie d’Habermas nous permet de dépasser un certain relativisme des valeurs sans sombrer ni dans les apologies des traditions, ni dans une philosophie qui nierait l’’inconscience, ni dans une pensée libérale qui fait de l’économie du social. Pour ce fait, l’éthique de la discussion est une éthique de l’intercompréhension dont les normes d’action prétendent à la validité. Cette discussion, soutient-il, doit être honorée par une discussion effective de tous ceux qu’elle concerne. Il sied de s’interroger sur le sens de l’éthique de la discussion. Qu’en est-il de ses intuitions ? Quid des critères de validation?

I.1.                  Ethique de la discussion : une éthique d’intercompréhension


Dans son interrogation sur l’homme, Habermas souligne que le propre de ce dernier est d’être originairement tourné vers l’intercompréhension, par le langage, par l’activité communicationnelle. L’homme nait, grandit et meurt en société. Il ne mène pas une vie isolée. En ce sens, le « je » du monde subjectif ne peut advenir qu’au sein d’un monde social en interaction avec les autres hommes dans un monde social. C’est dans le principe de communication, dans le langage et l’intercompréhension que l’éthique d’Habermas trouve la base de l’éthique. En effet, la communication transparente fournit le paradigme d’une moralité soucieuse de procédés à travers la réciprocité et l’absence de violence. 
Ainsi, l’impératif catégorique de Kant « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle »[3] est remodelé par Habermas dans une optique dialogique : « au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une maxime universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. »[4]
            C’est cette orientation qui guide la conception habermassienne. Il n’est plus question du fait d’un seul mais des plusieurs pour qu’une norme soit érigée en loi universelle. La proposition qui doit guider l’éthique est la rationalité communicationnelle, recherchant l’entente des sujets.  C’est en fait la discussion  publique qui vérifie la validité universelle d’une norme. Habermas associe éthique et principe de la communication transparente. C’est la raison communicationnelle conçue comme puissance intersubjective procédant au moyen des règles transparentes et impartiales qui régit l’approche d’Habermas, laquelle se réfère aux normes d’universalisation du discours permettant d’accéder au champ éthique.

I.2.                  Les intuitions morales de l’éthique de la discussion


Parler des intuitions morales revient en premier lieu de s’interroger sur la question de ce qui peut être  qualifié de moral chez Habermas. Qu’est-ce qu’une intuition morale ? En effet, est « morale » chez Habermas toute le intuitions susceptible de nous informer sur la question de savoir comment nous devons nous comporter au mieux afin de contrecarrer l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant.
Du point de vue anthropologique soutient Habermas, la morale se laisse en effet comprendre comme une disposition protectrice qui compense une vulnérabilité structurelle inscrite dans des formes de vie socioculturelle. La question qui mérite d’être posée à ce niveau est celle de savoir si tous les existants sont vulnérables. Face à cette interrogation, Habermas fait remarquer que sont vulnérables et requièrent une protection morale, les êtres vivants qui sont individués par la seule voie de la socialisation. C’est dans ce sens que les éthiques de la pitié ont reconnu que cette profonde vulnérabilité rendait nécessaire une garantie de protection mutuelle. Cette protection doit être orientée dans deux sens. En direction de l’intégrité de la personne singulière comme en celle de réseau, nécessaire à la vie. Ainsi personne ne peut affirmer son identité pour lui seul, c’est mutuellement.  
Faisant un regard sur les morales véhiculées en ce temps, Habermas soutient que « toutes les morales tournent au tour des thèmes de l’égalité de traitement, de la solidarité et du bien commun ; mais ce sont là des représentations fondamentales qui renvoient aux conditions de symétrie et aux attentes réciproques de l’agir communicationnel ».[5]  Les morales sont justement appelées à garantir le respect de la dignité de l’homme, elles doivent protéger les rapports intersubjectifs. C’est ainsi qu’on peut comprendre la mission assignée à la juste. Cette dernière, au sens moderne, se rapporte à la liberté subjective d’individus insubstituables ; et la solidarité se rapporte au bien de consorts, reliés au sein d’un monde de la vie intersubjectivement partagé. Il faut noter que la stratégie propre à l’éthique de la discussion consiste essentiellement à acquérir le contenu d’une morale universelle à partir des présuppositions générales de l’argumentation.
Habermas fait remarquer que « la discussion pratique est en mesure de garantir une formation de la  volonté telle que les intérêts de tout un chacun puissent être mis en évidence sans que soit déchiré le tissu social qui lie objectivement chacun à tous ».[6] Dans la discussion, le tissu social de la coappartenance ne se déchire pas, bien que l’accord qui est exigé de tous transcende les limites de chaque communauté concrète. Remarquons que par rapport à Kant, l’éthique de la discussion « élargit le concept déontologique de justice à ceux des aspects structurels de vie bonne qui, du point de vue universel de la socialisation communicationnelle, se laissent affranchir de la totalité concrète de formes de vie à chaque fois particulières ».[7]

I.3.                  Critères de validation


Dans son éthique, Habermas soutient que l’on doit établir les critères qui doivent être remplis pour qu’une norme puisse être validée par tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique.  Il faut noter que l’éthique habermassienne est dite « formaliste au sens où ce qui est justifié d’un point de vue moral doit pouvoir être voulu par tous les êtres rationnels ».[8] On remarquera que l’accent étant mis sur la force d’entente inhérente aux actes de langage, le phénomène moral va être défini comme cette entente spécifique portant sur des prétentions à la validité normative. Quid alors des conditions permettant de caractériser une norme comme valide ? Notons qu’il ne s’agit plus, à la manière d’Aristote  et de la tradition qu’il inaugure, d’établir les conditions d’une vie heureuse ; ce que Habermas considère comme relevant du domaine spécifique de l’éthique, mais celles d’un agir juste, au regard des prétentions que chacun des concernés peut élever, c’est-à-dire ce qui caractérise proprement la morale.
D’où le principe « D » qui explicite le sens de la validité : « valides sont précisément celles des normes d’actions auxquelles tous les concernés possibles pourraient donner leur accord en tant que participant à des discussions rationnelles ». Cependant on peut s’interroger sur le sens des concepts des nomes d’actions contenu dans cette définition. En effet, norme d’action dans cette définition veut dire attente de comportement généralisée pour les concernés pour qui les intérêts pourraient être touchés. Par contre la discussion rationnelle contenue dans cette définition renvoie à celle où chacun peut, sous des conditions de communication, prendre sa part à l’acquittement de prétention à la validité problématique.
Il importe de relever que ce n’est lorsque le principe discursif « D » est spécifié comme devant réguler impartialement un conflit d’intérêt qu’il se transforme en la règle d’argumentation. Cette règle d’argumentation est connue sous le nom de « U ». Cette dernière est formulée de la manière suivante : «  toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les personnes  concernées »[9]. La règle d’argumentation (U) a pour rôle de valider, de tester des normes, non de les produire. Selon sa formulation, seules sont justifiées des normes susceptibles de l’accord rationnel de tous ; d’où l’idée des intérêts universalisables, seuls capables de passer le teste d’universalisation. Ainsi, c’est cette exigence de rationalité qui engendre la stricte distinction entre la morale conçue comme expression d’intérêts universalisables et donc susceptibles de consensus et l’éthique conçue comme expression d’aspiration particulière et de préférence axiologiques subjectives. Habermas estime que les intérêts susceptibles d’être universalisés sont ceux qui expriment les présuppositions universelles de l’argumentation en général.
Chaque éthique formaliste doit pouvoir fournir un principe qui, fondamentalement, permette de ménager, à propos de questions pratico-morales litigieuses, un accord rationnellement motivé. Comme principe d’universalisation, qui doit être compris comme règle d’argumentation, j’ai proposé la formulation suivante : (U) « chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les personnes concernées »[10]. Par une déduction de « U », «  l’éthique se ramène à « D » chaque norme valide devrait pouvoir trouver l’assentiment de tous les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une discussion »[11].

Chap. II.        ETHIQUE ET MORALE


Dans sa conception de la morale, Habermas relève que cette dernière ne peut protéger les droits  de l’individu sans protéger le bien de la communauté à laquelle l’individu appartient. Ce point de vue d’Habermas est une réponse à la question de savoir si une morale universaliste peut tomber sous le coup de la critique de ceux qui reprochent à l’humanisme de verser dans la seule protection des droits de l’homme  et qui optent pour une morale de type aristotélicien du bien commun. Cependant, on peut se demander en quoi consiste la morale chez Habermas ? Quel est le fondement de l’éthique chez Habermas ?

II.1.     La question de « Que dois-je faire » chez Habermas


A la question de Kant « Que dois- je faire », Habermas distingue trois niveaux auxquels elle s’applique : la discussion ou les tâches pragmatiques, la discussion éthico-existentielle, la discussion pratico-morale. Cependant, il faut noter qu’à chacun de ces niveaux le sens de l’agir diffère. En effet, au premier niveau centré sur les tâches pratiques, les problèmes qualifiés de pratiques motivent l’agir. Les problématiques que relève ce premier niveau sont purement pragmatiques puis qu’elles se fondent sur des préférences, des options, des observations. Ainsi, l’homme en l’occurrence l’acteur, agit librement rationnement dans son choix.  Cependant ce choix dépend des options  disponibles. Les discussions relatives à une tâche spécifique à résoudre sont alors choisies parmi plusieurs possibilités d’action. En d’autres mots, l’« évaluation des  buts, orientée en fonction des valeurs, et l’évaluation des moyens à disposition orientée en fonction d’une fin, servent la discussion rationnelle quant à la question de savoir comment nous devons intervenir dans le monde objectif afin de produire un état de chose désirée »[12]
Au second niveau, traitant de la discussion éthico-existentielle,  l’homme a le devoir de choisir ce qui est bon pour lui. Les questions éthiques se rapportent en effet au  telos d’une vie. Au troisième niveau, Habermas relève que « lorsque les actions heurtent les intérêts d’autrui et conduisent à des conflits qui doivent être réglés  de façon impartiale »[13].  A ce niveau la question « Que dois-je faire ? » est envisagée sous l’angle du point de vue moral qui règle les questions de justice et de solidarité du point de vue d’un assentiment universel qui le rend dès lors moralement obligatoire. La morale ne se conçoit pas en fonction d’un telos pragmatique ou subjectif mais commande une décentration selon laquelle ce qui doit être consenti par tous les concernés : le « point de vue de l’impartialité fait exploser la subjectivité de la perspective »[14] 

II.2.     La vie rationnelle


L’ambivalence qui traverse les caractéristiques des formes de vie rationnelle se répète lors de la tentative de déterminer la rationalité de l’agir éthique. Bubner, cité par Habermas, développe en effet la rationalité de l’agir en fonction de modèle du comportement sagace ou prudent, guidé par la phronesis. La maîtrise de problèmes, d’actions typiques fournit à l’individu un prétexte pour découvrir et faire l’épreuve des maximes  dignes d’être imitées. « La moralité ne découle pas directement de la rationalité téléologique. Car une maxime, qui tout d’abord semble bonne et juste à l’individu, n’acquiert  sa qualité morale que par le fait que  chacun pourrait y consentir comme à une maxime valide pour tous »[15].
Le point de vue moral, précisément cette capacité d’universalisation de tous les intérêts, ne se laisse pas éliminer du concept de vie éthique, même abordé de manière si pragmatique. Il est impérieux de distinguer entre moralité et vie éthique, et de juger de la rationalité d’une forme de vie d’après la manière dont celle-ci forme un contexte qui permette à ses membres la constitution d’intellections morales orientées par des principes, et qui favorise leur traduction dans la praxis. Les jugements moraux ont un déficit pratique qui exige compensation. Le problème cognitif de l’application de principe universel à des situations données  et le problème motivationnel de l’ancrage d’une procédure de la justification morale dans le système de la personnalité sont d’une nature telle que leur solution surchargerait les sujets livrés à eux-mêmes. L’application des règles exige une sagacité pratique qui doit s’ajouter à la raison pratique telle que l’interprète l’éthique de la discussion. L’herméneutique en conclut que « le principe de l’éthique de la discussion ne peut devenir efficace que sous assistance d’une faculté qui lie les jugements moraux aux accords locaux de la situation de départ, et les englobe dans la provincialité opaque de chaque horizon historique respectif »[16].
Un monde de la  vie qui, tant en ce qui concerne les ordres institutionnels que les modèles de socialisation, est taillé à la mesure de structures post-conventionnelles. Il exige en outre un mode réflexif de transmission culturelle qui rend le nouvellement des traditions plus dépendant de la disponibilité à la critique et de la capacité d’innovation. La dissolution des images du monde substantiel va de pair avec une universalisation des normes morales et juridiques, ainsi qu’avec l’individuation croissante des sujets socialisés.

II.3.     Situation idéale de la parole


L’homme ne vivant pas isolé, son acte d’argumentation suppose une communauté de communication idéale. L’homme est inséré dans une « communauté communicationnelle réelle dont il est devenu lui-même membre par un processus de socialisation »[17]. Cependant estime Habermas, les conditions effectives de l’argumentation ne sont pas celles que commande une situation idéale de parole. Celle-ci ne  fonctionne pas seulement comme un idéal régulateur, au sens kantien de terme puis que « dès le premier acte visant à établir une entente au moyen de langage, nous sommes déjà obligés de faire une telle supposition »[18]. Pour Habermas en effet, une morale universaliste peut bien se développer si l’individu naît dans une société où les institutions politiques et sociales incarnent déjà des représentations juridiques et morales post conventionnelle qui, en retour, « s’enracinent chez l’adolescent dans des contrôles de conscience fortement intériorisées »[19].
La situation idéale de parole peut constituer un guide pratique dans la mesure où l’homme, par la discussion,  ne devrait exiger en norme morale, avec  son caractère d’obligation pour tous, que ce qui peut être librement consenti par chacun. Par cette orientation, Habermas met au centre la considération du point de vue de tous les concernés, les critères de validation d’une norme et non la justification d’un point de vue égocentrique. Ainsi, la démarche consiste en un large échange d’argument puis, dans le respect des points de vue, à une norme qui permet à chacun d’y consentir.

Chap. III.       HABERMAS DANS LE DEBAT ETHIQUE ACTUEL


Par sa conception de l’éthique et de la morale, Habermas a suscité un débat houleux dans les milieux tant scientifiques que religieux. C’est ainsi que son éthique centrée sur l’intercompréhension pose le problème de sa réalisation. Comment arriver à concilier les points de vue des participants à une discussion ? Par sa règle argumentative, chacune des parties prétend avoir de bons arguments. Comment alors le concilier ? Pour appréhender cette situation nous évoquerons un cas pratique du divorce. Comment pouvons-nous concevoir l’édiction des lois dans nos Etats actuels ? Quels sont les fondements  moraux prépolitiques d’un Etat libéral. Cette dernière question nous permettra d’entrevoir le débat entre Habermas et Ratzinger.

III.1.   La question de l’avortement


Par sa procédure, l’éthique de la discussion est d’actualité dans le milieu scientifique. En effet, la question de l’avortement suscite un débat houleux dans la société d’aujourd’hui. Pour cela, certains penseurs estiment que l’avortement devrait être érigé en valeur universelle. D’autres cependant soutiennent une position contraire. Face à ce débat, Habermas propose sa théorie discursive. On ne pourra, soutient-il, avoir une norme morale obligatoire pour tous si et seulement si on a obtenu l’accord de tous. Dans l’état actuel de la discussion, chacune de deux parties paraît avoir des arguments bons. C’est ainsi que l’avortement reste une question non décidée. Cependant l’avortement étant une question morale mérite d’être décidé par des bonnes raisons. La question qui demeure est celle de savoir si l’on peut arriver à une solution du point de vue moral. La réponse à cette question semble être négative dans la mesure où nous devons réguler notre coexistence de façon qu’elle soit bonne pour tous.
Habermas soutient que l’avortement ne pouvant pas trouver une solution morale, peut être envisagé sous l’angle éthique. Sous cet angle, elle  recevrait diverses réponses selon le contexte, les traditions, l’idéal de vie. « En conséquence, la question proprement morale ne se raccorderait qu’au niveau plus général de l’ordre légitime des formes de vie coexistantes »[20]. Alors se pose la question de savoir comment peuvent être ordonnées l’intégrité et l’égale coexistence des modes de vie et des interprétations du monde, desquelles découlent les différentes conceptions éthiques concernant l’avortement. Face à ce débat sur l’avortement, la vraie solution serait de prendre en considération les situations permettant l’avortement. Dans le cas contraire on ne  saurait pas ériger ce dernier en valeur universelle car cela risquerait de porter atteinte aux valeurs de la famille. Il faut également louer le travail effectué par la législation de chaque Etat en la matière. Cette question de l’avortement nous pousse à nous interroger sur la théorie discursive du droit chez Habermas. Comment ce dernier  conçoit-il le droit ?

III.2.   La théorie discursive du droit et de la politique


Passer de la question « Que dois-je faire ? » et ses trois niveaux à la question « Que devons-nous faire ? » nous entrons dans la théorie discursive du droit et de la politique et ses trois niveaux (pragmatique, éthico-politique et droit). En effet, dans la conception des droits, nous pouvons relever deux sortes : les droits positifs et les droits naturels. Les droits naturels incarnent tous les droits dont l’homme est détenteur dès sa naissance et qui font l’objet d’une inviolabilité. Le droit naturel se réalise dans le cadre de la loi naturelle. Les droits positifs sont issus du pouvoir législatif. Ainsi, si les règles du droit positif bénéficient d’une signification particulière dans les sociétés modernes, elles ne peuvent puiser leur légitimité que dans une procédure démocratique.
Pour Habermas, autonomie publique et privée, droit de l’homme et souveraineté populaire sont indissolublement liés. C’est ainsi qu’on remarque pour quoi Habermas s’insurgeait contre la manière dont s’est opérée l’unification  allemande, fruit d’une décision du pouvoir politique, sans consultation des populations. Il fallait pour lui, une discussion populaire sur les alternatives politiques. Cette situation peut s’envisager en Afrique au cours de la conférence de Berlin où les puissances occidentales ont tracé les frontières des Etats africains sans tenir compte des populations. On peut pour cela prétendre que la situation d’insécurité qui règne dans plusieurs Etats africains est liée à cet événement.
 La théorie habermassienne de la discussion nous permet de déchiffrer la co-originalité de l’autonomie privée et celle publique. Ainsi, l’auto législation est un moyen qui permet aux destinataires d’être en même temps les instigateurs de leurs droits.  C’est ainsi que Habermas fait remarquer que la substance des droits de l’homme réside dans les conditions formelles qui président à l’institutionnalisation de droit de ce type de discussion qui concourent à la formation de l’opinion et de la volonté, et dans lesquelles la souveraineté du peuple prend une forme juridique.

III.3.   Rencontre entre Habermas et Ratzinger


Le débat entre Habermas reconnu comme gardien de l’éthique de la discussion et Ratzinger, gardien du dogme, eu lieu le 19 janvier 2004 à Munich et fut centré sur « les fondements  moraux prépolitiques d’un Etat libéral ». Ce débat a été organisé par l’académie catholique de Bavière et publié par la revue Esprit de Juillet 2004.
La question était celle de savoir comment arriver à redonner à nos démocraties le sens de fondements qui précèdent toute discussion démocratique. Notons que face à cette question, Habermas cherche comment donner à l’Etat moderne, libéral et démocratique, des fondements autres que ceux que la pensée métaphysique et religieuse du droit naturel pourraient lui apporter. Il récuse « toute vision positiviste, soit de la volonté d’Etat (qui serait une violence imposée), soit de la procédure démocratique, il doit s’enquérir d’une autre solution »[21]. Cependant, il voit les difficultés de l’entreprise, car cette solution suppose des citoyens responsables et qui ne se contentent pas d’obéir aux lois qui garantissent la liberté. C’est pour quoi il s’appuie beaucoup sur la nécessité « des vertus politiques pour maintenir la démocratie »[22]. Ces vertus doivent inciter les citoyens à participer à la discussion pour trouver les fondements communs à leur action.
Habermas pense que la société démocratique doit trouver dans ses propres potentialités vertueuses les assises ou les fondements de sa durée et de son progrès qui doivent dépendre de la discussion, de la communication et de solidarité. Habermas décrit une société post séculière, il entend que l’on accorde à toutes les composantes culturelles de la société un rôle non seulement de présence et de témoignage, mais un rôle normatif pour la conscience publique. Il tente de réconcilier les exigences exprimées dans la société par diverses communautés religieuses qui y sont présentes, et les exigences exprimées par les autres communautés au nom d’une conscience sécularisée.
Faisant la défense d’une idée métaphysique de la nature et de droit naturel, Ratzinger souligne que les droits de l’homme sont incompréhensibles sans le présupposé que l’homme, en tant que tel, sujet de droit qu’il découvre et n’invente pas, donc sans la recherche d’une rationalité commune à la nature de l’homme. Dans sa réponse, Ratzinger établit un rapport entre force et droit. Il affirme que la force doit être utilisée dans la société, au service du droit pour éviter toute violence et la victoire injuste du plus fort. La force du droit doit l’emporter contre toute violence arbitraire. Ratzinger n’évoque pas directement le problème de la conception rationaliste du droit naturel des modernes et de la critique qu’on pourrait formuler à son encontre. Il se contente de dire que l’instrument d’un droit naturel s’est aujourd’hui fragilisé. Cette fragilisation vient de la remise en cause du concept de nature.
Abordant la question de la sécularisation, Ratzinger souligne que dans chaque aire culturelle, il existe des tensions ou des conflits internes. Face à cela, l’idée d’une rationalité universelle à laquelle tous pourraient adhérer est devenue une pure abstraction qui n’a pas de réalité. En effet, aux yeux de Ratzinger, un rapport harmonieux devrait s’instaurer en toute culture en raison et religion. Cette harmonie est surtout décisive pour la rationalité occidentale et pour  la foi chrétienne qui sont les deux composantes de la culture occidentale.
Au terme de ce débat, nous pouvons dire que pour Habermas, un vrai pluralisme a besoin d’une saine confrontation des idées, y compris la participation des religions. En ce sens, exclure la religion est la manière la plus rapide de détruire une démocratie. Cette rencontre entre Habermas et Ratzinger nous éclaire sur le fait que la démocratie ne peut tenir si elle se contente d’être une pure confrontation d’opinions sans aucun donné préalable. Ratzinger a démontré la limite de la démarche argumentative. Elle ne peut dissiper le processus relativiste et subjectiviste de notre époque. Seule la référence à une donnée fondamentale qu’ « est la nature humaine métaphysiquement conçue peut nous aider à échapper à ce fléau qui ronge la société moderne »[23].



CONCLUSION


Au terme de ce travail portant sur la morale et l’éthique chez Habermas, il était question pour nous de relever la conception de la morale et de l’éthique chez Habermas. C’est ainsi que pour y arriver nous avons successivement analysé dans un premier chapitre l’éthique habermassienne de la discussion où nous nous sommes rendus compte qu’il s’agit d’une éthique d’intercompréhension mettant l’homme au centre de l’établissement des normes. C’est grâce à cette considération de l’homme qu’Habermas propose sa théorie discursive. Au second chapitre nous avons traité la question de l’éthique et de la morale. Sous ce dernier, nous avons retrouvé qu’à la question « Que dois-je faire ? », Habermas distingue trois niveaux auxquels elle s’applique : les tâches pragmatiques, la discussion éthico-existentielle et la discussion pratico-morale. Au troisième et dernier chapitre nous avons abordé le thème porta sur Habermas dans le débat actuel. Ici nous avons traité successivement la question de l’avortement pour pouvoir illustrer l’impact de la discussion et le problème auquel il est confronté dans la société, la théorie discursive du droit et de la politique et en fin le débat entre Habermas et Ratzinger.
Le respect, l’autonomie, la responsabilité, la solidarité avec le monde sont autant des principes communs de tous ceux qui s’attèlent à construire une théorie morale. L’universalité est recherchée parce que les diverses cultures doivent trouver un lien commun. C’est ainsi qu’il importe de relever l’importance de l’éthique proposée par Habermas. En effet, Habermas met l’homme au centre de son éthique ; une éthique d’intercompréhension. Ainsi, la validité d’une norme dépend largement du processus de socialisation et d’éducation, du contexte dans lequel s’opère la discussion. L’homme, à tous les niveaux, est appelé à user de ses capacités argumentatives pour pouvoir non seulement participer à la discussion mais et surtout pour pouvoir se prononcer sur les normes devant réglementer la conduite des individus. Cependant, on peut se demander si Habermas ne cherche pas à reconduire une universalité abstraite sans tenir compte du contexte dans lequel l’homme vit. Le débat entre Habermas et Ratzinger est une pensée qui veut s’ouvrir à l’interdisciplinarité pour trouver de solution au problème de l’homme. On peut, en outre, se demander si l’éthique d’Habermas n’est pas confrontée à une limite dans la mesure où dans un Etat démocratique la majorité peut se tromper dans l’édiction d’une norme.



BIBLIOGRAPHIE


Ouvrages

1.      Appel K.-O., L’éthique à l’âge de la science, trad. R. Lellouche et I. Mittmann, PU de Lille, 1973.
2.      Habermas J., Morale et communication, conscience morale et activité communicationnelle, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, CERF, 1996,  Coll. « Passages », 222 pages.
3.       Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, collect. « passages », Paris, CERF, 1992, 202 pages.
4.      Habermas, sociologie et théorie du langage, trad. de R. Rochlitz, Paris, A. Colin, 1995,
5.      Kant Emmanuel, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, PUF, Coll. « Quadrige », 1989,
6.      Jacques François Simon, Le monde des débats, mars, éditorial, 1993


Revues


1.      Raymond Court, « Raison et Religion, à propos de la discussion Jürgen Habermas – Joseph Ratzinger » in Revue Esprit, Mai 2005,

2.      Rabehevitra Zaralahy B., « le débat entre J. Habermas et J. Ratzinger au tour des fondements prépolitiques de l’Etat démocratique » in Aspects du christianisme à Madagascar, T. 20, n. 4, Octobre-Novembre-Décembre, 2012, p. 18.




TABLE DES MATIERES








[1] Jacques François Simon, Le monde des débats, mars, éditorial, 1993
[2] Raymond Court, « Raison et Religion, à propos de la discussion Jürgen Habermas – Joseph Ratzinger » in Revue Esprit, Mai 2005, p. 38.
[3] Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, PUF, Coll. « Quadrige », 1989, p. 30
[4] Habermas, Morale et communication, conscience morale et activité communicationnelle, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, CERF, Coll. « Passages », pp. 88-89
[5]J. Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, collect. « passages », Paris, CERF, 1992, p. 22.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p.23.
[8] Ibid., p. 17.
[9] Habermas, Morale et communication, conscience morale et activité communicationnelle, Op. Cit.,  p. 86-87.
[10] J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Op. Cit., p. 34.
[11] Ibid.,  p. 34.
[12] Ibid.,  p. 102
[13] Ibid., p. 96.
[14] Ibid., p. 105.
[15] Ibid., p. 42.
[16] Ibid., p. 43.
[17] K.-O. Appel, L’éthique à l’âge de la science, trad. R. Lellouche et I. Mittmann, PU de Lille, p. 130.
[18]J. Habermas, sociologie et théorie du langage, trad. de R. Rochlitz, Paris, A. Colin, 1995, p. 122.
[19] J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Op. Cit., p. 28.
[20]  Ibid., p. 149.
[21] B. Rabehevitra Zaralahy, « le débat entre J. Habermas et J. Ratzinger au tour des fondements prépolitiques de l’Etat démocratique » in Aspects du christianisme à Madagascar, T. 20, n. 4, Octobre-Novembre-Décembre, 2012, p. 18.
[22] Ibid.
[23]Ibid.,  p. 26.