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| Jacques Nsibula |
L'ETHIQUE ET LA MORALE CHEZ HABERMAS
INTRODUCTION
Depuis
le début du 21ème siècle, l’homme s’interroge sur des valeurs
susceptibles de sauvegarder la cohésion sociale en préservant les idéaux les
plus hauts de l’humanité. La question à laquelle il est confronté est celle de
soir si nous sommes condamnés « à
l’anarchie des idéologies individuelles et populaires »[1] ou
nous sommes habités par un relativisme des valeurs, au silence et à l’inaction.
Par sa conception de l’Etat démocratique, Habermas entend ce dernier « sous la forme du «républicanisme
kantien » à savoir un Etat fondé sur la constitution que les citoyens
associés se donnent eux-mêmes »[2]. Quelles
valeurs peuvent prétendre à la validité universelle ? Comment ces
dernières peuvent-elles être élaborées ? C’est ainsi que dans son éthique
de la discussion, une éthique d’intercompréhension, Habermas s’attèle à
apporter une réponse.
En effet, Jürgen
Habermas, philosophe et sociologue allemand
est né en 1929. Il fut professeur de sociologie et de philosophie à
l'Université d'Heidelberg et à l'Université de Francfort. Habermas est souvent
assimilé à l'École de Francfort mais il a sans doute été plus influencé par Max
Weber que par Karl Marx. Il est un des penseurs de l'éthique de la discussion
avec Karl-Otto Apel, éthique qui s’inscrit dans la veine de l’éthique
kantienne, tout en y apportant un certain décentrage avec l’impératif
catégorique. Dans sa quête sur l’établissement d’une éthique universelle, Habermas
établit que le propre de l’homme est
d’être originairement tourné vers l’intercompréhension, par le langage, par la
communication. D’où sa théorie discursive.
Quelques questions méritent d’être
posées. En quoi consiste l’éthique de la discussion ? Quels sont les
fondements de cette éthique ? Quelle est l’éthique proposée pour notre
société actuelle? Pour répondre à ces questions, notre travail
s’articulera sur trois chapitres. Le premier chapitre portera sur l’éthique
habermassienne de la discussion, le second traitera de l’éthique et morale chez
Habermas et le troisième sera axé sur Habermas dans le débat actuel.
CHAP. I. ETHIQUE
HABERMASSIENNE DE LA DISCUSSION
Dans sa conception de l’éthique, Habermas
tente de reprendre la pensée moderne tout en intégrant les apports des
philosophes de la déconstruction, psychanalyse et des sciences humaines. C’est
ainsi qu’il dénonce la société moderne qui suscite des comportements souvent
motivés par une finalité stratégique sans renoncer à l’humanisme. La
philosophie d’Habermas nous permet de dépasser un certain relativisme des
valeurs sans sombrer ni dans les apologies des traditions, ni dans une
philosophie qui nierait l’’inconscience, ni dans une pensée libérale qui fait
de l’économie du social. Pour ce fait, l’éthique de la discussion est une
éthique de l’intercompréhension dont les normes d’action prétendent à la
validité. Cette discussion, soutient-il, doit être honorée par une discussion
effective de tous ceux qu’elle concerne. Il sied de s’interroger sur le sens de
l’éthique de la discussion. Qu’en est-il de ses intuitions ? Quid des
critères de validation?
I.1. Ethique
de la discussion : une éthique d’intercompréhension
Dans son interrogation sur l’homme,
Habermas souligne que le propre de ce dernier est d’être originairement tourné
vers l’intercompréhension, par le langage, par l’activité communicationnelle. L’homme
nait, grandit et meurt en société. Il ne mène pas une vie isolée. En ce sens,
le « je » du monde subjectif ne peut advenir qu’au sein d’un monde social
en interaction avec les autres hommes dans un monde social. C’est dans le
principe de communication, dans le langage et l’intercompréhension que
l’éthique d’Habermas trouve la base de l’éthique. En effet, la communication
transparente fournit le paradigme d’une moralité soucieuse de procédés à
travers la réciprocité et l’absence de violence.
Ainsi, l’impératif catégorique de
Kant « agis de telle sorte que
la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe
d’une législation universelle »[3] est
remodelé par Habermas dans une optique dialogique : « au lieu d’imposer à tous les autres une
maxime dont je veux qu’elle soit une maxime universelle, je dois soumettre ma maxime
à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à
l’universalité. »[4]
C’est
cette orientation qui guide la conception habermassienne. Il n’est plus
question du fait d’un seul mais des plusieurs pour qu’une norme soit érigée en
loi universelle. La proposition qui doit guider l’éthique est la rationalité
communicationnelle, recherchant l’entente des sujets. C’est en fait la discussion publique qui vérifie la validité universelle
d’une norme. Habermas associe éthique et principe de la communication
transparente. C’est la raison communicationnelle conçue comme puissance
intersubjective procédant au moyen des règles transparentes et impartiales qui
régit l’approche d’Habermas, laquelle se réfère aux normes d’universalisation
du discours permettant d’accéder au champ éthique.
I.2. Les
intuitions morales de l’éthique de la discussion
Parler des intuitions morales
revient en premier lieu de s’interroger sur la question de ce qui peut
être qualifié de moral chez Habermas.
Qu’est-ce qu’une intuition morale ? En effet, est « morale »
chez Habermas toute le intuitions susceptible de nous informer sur la question
de savoir comment nous devons nous comporter au mieux afin de contrecarrer
l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant.
Du point de vue anthropologique
soutient Habermas, la morale se laisse en effet comprendre comme une
disposition protectrice qui compense une vulnérabilité structurelle inscrite
dans des formes de vie socioculturelle. La question qui mérite d’être posée à
ce niveau est celle de savoir si tous les existants sont vulnérables. Face à
cette interrogation, Habermas fait remarquer que sont vulnérables et requièrent
une protection morale, les êtres vivants qui sont individués par la seule voie
de la socialisation. C’est dans ce sens que les éthiques de la pitié ont
reconnu que cette profonde vulnérabilité rendait nécessaire une garantie de
protection mutuelle. Cette protection doit être orientée dans deux sens. En
direction de l’intégrité de la personne singulière comme en celle de réseau,
nécessaire à la vie. Ainsi personne ne peut affirmer son identité pour lui
seul, c’est mutuellement.
Faisant un regard sur les morales
véhiculées en ce temps, Habermas soutient que « toutes les morales tournent au tour des thèmes de l’égalité de
traitement, de la solidarité et du bien commun ; mais ce sont là des représentations
fondamentales qui renvoient aux conditions de symétrie et aux attentes
réciproques de l’agir communicationnel ».[5]
Les morales sont justement appelées à garantir
le respect de la dignité de l’homme, elles doivent protéger les rapports
intersubjectifs. C’est ainsi qu’on peut comprendre la mission assignée à la
juste. Cette dernière, au sens moderne, se rapporte à la liberté subjective
d’individus insubstituables ; et la solidarité se rapporte au bien de
consorts, reliés au sein d’un monde de la vie intersubjectivement partagé. Il
faut noter que la stratégie propre à l’éthique de la discussion consiste
essentiellement à acquérir le contenu d’une morale universelle à partir des
présuppositions générales de l’argumentation.
Habermas fait remarquer que « la discussion pratique est en mesure de
garantir une formation de la volonté
telle que les intérêts de tout un chacun puissent être mis en évidence sans que
soit déchiré le tissu social qui lie objectivement chacun à tous ».[6] Dans
la discussion, le tissu social de la coappartenance ne se déchire pas, bien que
l’accord qui est exigé de tous transcende les limites de chaque communauté
concrète. Remarquons que par rapport à Kant, l’éthique de la discussion « élargit le concept déontologique de justice à
ceux des aspects structurels de vie bonne qui, du point de vue universel de la
socialisation communicationnelle, se laissent affranchir de la totalité
concrète de formes de vie à chaque fois particulières ».[7]
I.3. Critères
de validation
Dans son éthique, Habermas soutient
que l’on doit établir les critères qui doivent être remplis pour qu’une norme
puisse être validée par tous les concernés en tant qu’ils participent à une
discussion pratique. Il faut noter que l’éthique
habermassienne est dite « formaliste
au sens où ce qui est justifié d’un point de vue moral doit pouvoir être voulu
par tous les êtres rationnels ».[8] On
remarquera que l’accent étant mis sur la force d’entente inhérente aux actes de
langage, le phénomène moral va être défini comme cette entente spécifique
portant sur des prétentions à la validité normative. Quid alors des conditions permettant
de caractériser une norme comme valide ? Notons qu’il ne s’agit plus, à la
manière d’Aristote et de la tradition
qu’il inaugure, d’établir les conditions d’une vie heureuse ; ce que
Habermas considère comme relevant du domaine spécifique de l’éthique, mais
celles d’un agir juste, au regard des prétentions que chacun des concernés peut
élever, c’est-à-dire ce qui caractérise proprement la morale.
D’où le principe « D »
qui explicite le sens de la validité : « valides sont précisément celles des normes d’actions auxquelles tous
les concernés possibles pourraient donner leur accord en tant que participant à
des discussions rationnelles ». Cependant on peut s’interroger sur le
sens des concepts des nomes d’actions contenu dans cette définition. En effet,
norme d’action dans cette définition veut dire attente de comportement
généralisée pour les concernés pour qui les intérêts pourraient être touchés.
Par contre la discussion rationnelle contenue dans cette définition renvoie à
celle où chacun peut, sous des conditions de communication, prendre sa part à
l’acquittement de prétention à la validité problématique.
Il importe de relever que ce n’est
lorsque le principe discursif « D » est spécifié comme devant réguler
impartialement un conflit d’intérêt qu’il se transforme en la règle d’argumentation.
Cette règle d’argumentation est connue sous le nom de « U ». Cette
dernière est formulée de la manière suivante : « toute norme valable doit satisfaire la
condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui
proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans
l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés
par toutes les personnes concernées »[9].
La règle d’argumentation (U) a pour rôle de valider, de tester des normes, non
de les produire. Selon sa formulation, seules sont justifiées des normes
susceptibles de l’accord rationnel de tous ; d’où l’idée des intérêts
universalisables, seuls capables de passer le teste d’universalisation. Ainsi,
c’est cette exigence de rationalité qui engendre la stricte distinction entre
la morale conçue comme expression d’intérêts universalisables et donc
susceptibles de consensus et l’éthique conçue comme expression d’aspiration
particulière et de préférence axiologiques subjectives. Habermas estime que les
intérêts susceptibles d’être universalisés sont ceux qui expriment les
présuppositions universelles de l’argumentation en général.
Chaque éthique formaliste doit
pouvoir fournir un principe qui, fondamentalement, permette de ménager, à
propos de questions pratico-morales litigieuses, un accord rationnellement
motivé. Comme principe d’universalisation, qui doit être compris comme règle
d’argumentation, j’ai proposé la formulation suivante : (U) « chaque norme valide doit satisfaire à la
condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de
manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l’intention
de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans
contrainte par toutes les personnes concernées »[10]. Par
une déduction de « U », « l’éthique se ramène à « D » chaque norme valide devrait
pouvoir trouver l’assentiment de tous les concernés, pour peu que ceux-ci
participent à une discussion »[11].
Chap. II. ETHIQUE
ET MORALE
Dans sa conception de la morale,
Habermas relève que cette dernière ne peut protéger les droits de l’individu sans protéger le bien de la
communauté à laquelle l’individu appartient. Ce point de vue d’Habermas est une
réponse à la question de savoir si une morale universaliste peut tomber sous le
coup de la critique de ceux qui reprochent à l’humanisme de verser dans la
seule protection des droits de l’homme
et qui optent pour une morale de type aristotélicien du bien commun. Cependant,
on peut se demander en quoi consiste la morale chez Habermas ? Quel est le
fondement de l’éthique chez Habermas ?
II.1. La question de
« Que dois-je faire » chez Habermas
A la question de Kant « Que
dois- je faire », Habermas distingue trois niveaux auxquels elle
s’applique : la discussion ou les tâches pragmatiques, la discussion
éthico-existentielle, la discussion pratico-morale. Cependant, il faut noter
qu’à chacun de ces niveaux le sens de l’agir diffère. En effet, au premier
niveau centré sur les tâches pratiques, les problèmes qualifiés de pratiques
motivent l’agir. Les problématiques que relève ce premier niveau sont purement
pragmatiques puis qu’elles se fondent sur des préférences, des options, des
observations. Ainsi, l’homme en l’occurrence l’acteur, agit librement
rationnement dans son choix. Cependant
ce choix dépend des options disponibles.
Les discussions relatives à une tâche spécifique à résoudre sont alors choisies
parmi plusieurs possibilités d’action. En d’autres mots, l’« évaluation des buts, orientée en fonction des valeurs, et
l’évaluation des moyens à disposition orientée en fonction d’une fin, servent
la discussion rationnelle quant à la question de savoir comment nous devons
intervenir dans le monde objectif afin de produire un état de chose
désirée »[12]
Au second niveau, traitant de la
discussion éthico-existentielle, l’homme
a le devoir de choisir ce qui est bon pour lui. Les questions éthiques se
rapportent en effet au telos d’une vie.
Au troisième niveau, Habermas relève que « lorsque les actions heurtent les intérêts d’autrui et conduisent à des
conflits qui doivent être réglés de
façon impartiale »[13]. A ce niveau la question « Que dois-je
faire ? » est envisagée sous l’angle du point de vue moral qui règle
les questions de justice et de solidarité du point de vue d’un assentiment
universel qui le rend dès lors moralement obligatoire. La morale ne se conçoit pas
en fonction d’un telos pragmatique ou subjectif mais commande une décentration
selon laquelle ce qui doit être consenti par tous les concernés : le « point de vue de l’impartialité fait exploser
la subjectivité de la perspective »[14]
II.2. La vie rationnelle
L’ambivalence qui traverse les
caractéristiques des formes de vie rationnelle se répète lors de la tentative
de déterminer la rationalité de l’agir éthique. Bubner, cité par Habermas,
développe en effet la rationalité de l’agir en fonction de modèle du
comportement sagace ou prudent, guidé par la phronesis. La maîtrise de
problèmes, d’actions typiques fournit à l’individu un prétexte pour découvrir
et faire l’épreuve des maximes dignes
d’être imitées. « La moralité ne
découle pas directement de la rationalité téléologique. Car une maxime, qui
tout d’abord semble bonne et juste à l’individu, n’acquiert sa qualité morale que par le fait que chacun pourrait y consentir comme à une maxime
valide pour tous »[15].
Le point de vue moral, précisément
cette capacité d’universalisation de tous les intérêts, ne se laisse pas
éliminer du concept de vie éthique, même abordé de manière si pragmatique. Il
est impérieux de distinguer entre moralité et vie éthique, et de juger de la
rationalité d’une forme de vie d’après la manière dont celle-ci forme un
contexte qui permette à ses membres la constitution d’intellections morales
orientées par des principes, et qui favorise leur traduction dans la praxis. Les
jugements moraux ont un déficit pratique qui exige compensation. Le problème
cognitif de l’application de principe universel à des situations données et le problème motivationnel de l’ancrage
d’une procédure de la justification morale dans le système de la personnalité
sont d’une nature telle que leur solution surchargerait les sujets livrés à
eux-mêmes. L’application des règles exige une sagacité pratique qui doit
s’ajouter à la raison pratique telle que l’interprète l’éthique de la
discussion. L’herméneutique en conclut que « le principe de l’éthique de la discussion ne peut devenir efficace que
sous assistance d’une faculté qui lie les jugements moraux aux accords locaux
de la situation de départ, et les englobe dans la provincialité opaque de
chaque horizon historique respectif »[16].
Un monde de la vie qui, tant en ce qui concerne les ordres
institutionnels que les modèles de socialisation, est taillé à la mesure de
structures post-conventionnelles. Il exige en outre un mode réflexif de
transmission culturelle qui rend le nouvellement des traditions plus dépendant
de la disponibilité à la critique et de la capacité d’innovation. La
dissolution des images du monde substantiel va de pair avec une
universalisation des normes morales et juridiques, ainsi qu’avec
l’individuation croissante des sujets socialisés.
II.3. Situation
idéale de la parole
L’homme ne vivant pas isolé, son
acte d’argumentation suppose une communauté de communication idéale. L’homme
est inséré dans une « communauté
communicationnelle réelle dont il est devenu lui-même membre par un processus
de socialisation »[17].
Cependant estime Habermas, les conditions effectives de l’argumentation ne sont
pas celles que commande une situation idéale de parole. Celle-ci ne fonctionne pas seulement comme un idéal
régulateur, au sens kantien de terme puis que « dès le premier acte visant à établir une entente au moyen de langage,
nous sommes déjà obligés de faire une telle supposition »[18]. Pour
Habermas en effet, une morale universaliste peut bien se développer si
l’individu naît dans une société où les institutions politiques et sociales
incarnent déjà des représentations juridiques et morales post conventionnelle
qui, en retour, « s’enracinent chez
l’adolescent dans des contrôles de conscience fortement intériorisées »[19].
La situation idéale de parole peut
constituer un guide pratique dans la mesure où l’homme, par la discussion, ne devrait exiger en norme morale, avec son caractère d’obligation pour tous, que ce
qui peut être librement consenti par chacun. Par cette orientation, Habermas
met au centre la considération du point de vue de tous les concernés, les
critères de validation d’une norme et non la justification d’un point de vue
égocentrique. Ainsi, la démarche consiste en un large échange d’argument puis,
dans le respect des points de vue, à une norme qui permet à chacun d’y
consentir.
Chap. III. HABERMAS
DANS LE DEBAT ETHIQUE ACTUEL
Par sa conception de l’éthique et
de la morale, Habermas a suscité un débat houleux dans les milieux tant
scientifiques que religieux. C’est ainsi que son éthique centrée sur
l’intercompréhension pose le problème de sa réalisation. Comment arriver à
concilier les points de vue des participants à une discussion ? Par sa
règle argumentative, chacune des parties prétend avoir de bons arguments.
Comment alors le concilier ? Pour appréhender cette situation nous
évoquerons un cas pratique du divorce. Comment pouvons-nous concevoir
l’édiction des lois dans nos Etats actuels ? Quels sont les fondements moraux prépolitiques d’un Etat libéral. Cette
dernière question nous permettra d’entrevoir le débat entre Habermas et
Ratzinger.
III.1. La question de l’avortement
Par sa procédure, l’éthique de la
discussion est d’actualité dans le milieu scientifique. En effet, la question
de l’avortement suscite un débat houleux dans la société d’aujourd’hui. Pour
cela, certains penseurs estiment que l’avortement devrait être érigé en valeur
universelle. D’autres cependant soutiennent une position contraire. Face à ce
débat, Habermas propose sa théorie discursive. On ne pourra, soutient-il, avoir
une norme morale obligatoire pour tous si et seulement si on a obtenu l’accord
de tous. Dans l’état actuel de la discussion, chacune de deux parties paraît
avoir des arguments bons. C’est ainsi que l’avortement reste une question non
décidée. Cependant l’avortement étant une question morale mérite d’être décidé
par des bonnes raisons. La question qui demeure est celle de savoir si l’on
peut arriver à une solution du point de vue moral. La réponse à cette question
semble être négative dans la mesure où nous devons réguler notre coexistence de
façon qu’elle soit bonne pour tous.
Habermas soutient que l’avortement
ne pouvant pas trouver une solution morale, peut être envisagé sous l’angle
éthique. Sous cet angle, elle recevrait
diverses réponses selon le contexte, les traditions, l’idéal de vie. « En conséquence, la question proprement
morale ne se raccorderait qu’au niveau plus général de l’ordre légitime des formes
de vie coexistantes »[20].
Alors se pose la question de savoir comment peuvent être ordonnées l’intégrité
et l’égale coexistence des modes de vie et des interprétations du monde,
desquelles découlent les différentes conceptions éthiques concernant
l’avortement. Face à ce débat sur l’avortement, la vraie solution serait de
prendre en considération les situations permettant l’avortement. Dans le cas
contraire on ne saurait pas ériger ce
dernier en valeur universelle car cela risquerait de porter atteinte aux
valeurs de la famille. Il faut également louer le travail effectué par la
législation de chaque Etat en la matière. Cette question de l’avortement nous
pousse à nous interroger sur la théorie discursive du droit chez Habermas.
Comment ce dernier conçoit-il le
droit ?
III.2. La théorie
discursive du droit et de la politique
Passer de la question « Que
dois-je faire ? » et ses trois niveaux à la question « Que
devons-nous faire ? » nous entrons dans la théorie discursive du
droit et de la politique et ses trois niveaux (pragmatique, éthico-politique et
droit). En effet, dans la conception des droits, nous pouvons relever deux
sortes : les droits positifs et les droits naturels. Les droits naturels
incarnent tous les droits dont l’homme est détenteur dès sa naissance et qui
font l’objet d’une inviolabilité. Le droit naturel se réalise dans le cadre de
la loi naturelle. Les droits positifs sont issus du pouvoir législatif. Ainsi,
si les règles du droit positif bénéficient d’une signification particulière
dans les sociétés modernes, elles ne peuvent puiser leur légitimité que dans
une procédure démocratique.
Pour Habermas, autonomie publique
et privée, droit de l’homme et souveraineté populaire sont indissolublement
liés. C’est ainsi qu’on remarque pour quoi Habermas s’insurgeait contre la
manière dont s’est opérée l’unification
allemande, fruit d’une décision du pouvoir politique, sans consultation
des populations. Il fallait pour lui, une discussion populaire sur les
alternatives politiques. Cette situation peut s’envisager en Afrique au cours
de la conférence de Berlin où les puissances occidentales ont tracé les
frontières des Etats africains sans tenir compte des populations. On peut pour
cela prétendre que la situation d’insécurité qui règne dans plusieurs Etats
africains est liée à cet événement.
La théorie habermassienne de la discussion
nous permet de déchiffrer la co-originalité de l’autonomie privée et celle
publique. Ainsi, l’auto législation est un moyen qui permet aux destinataires d’être
en même temps les instigateurs de leurs droits. C’est ainsi que Habermas fait remarquer que la
substance des droits de l’homme réside dans les conditions formelles qui
président à l’institutionnalisation de droit de ce type de discussion qui
concourent à la formation de l’opinion et de la volonté, et dans lesquelles la
souveraineté du peuple prend une forme juridique.
III.3. Rencontre entre
Habermas et Ratzinger
Le débat entre Habermas reconnu
comme gardien de l’éthique de la discussion et Ratzinger, gardien du dogme, eu
lieu le 19 janvier 2004 à Munich et fut centré sur « les fondements moraux prépolitiques d’un Etat libéral ».
Ce débat a été organisé par l’académie catholique de Bavière et publié par la
revue Esprit de Juillet 2004.
La question était celle de savoir
comment arriver à redonner à nos démocraties le sens de fondements qui
précèdent toute discussion démocratique. Notons que face à cette question,
Habermas cherche comment donner à l’Etat moderne, libéral et démocratique, des
fondements autres que ceux que la pensée métaphysique et religieuse du droit
naturel pourraient lui apporter. Il récuse « toute vision positiviste, soit de la volonté d’Etat (qui serait une
violence imposée), soit de la procédure démocratique, il doit s’enquérir d’une
autre solution »[21]. Cependant,
il voit les difficultés de l’entreprise, car cette solution suppose des
citoyens responsables et qui ne se contentent pas d’obéir aux lois qui
garantissent la liberté. C’est pour quoi il s’appuie beaucoup sur la nécessité
« des vertus politiques pour
maintenir la démocratie »[22]. Ces
vertus doivent inciter les citoyens à participer à la discussion pour trouver
les fondements communs à leur action.
Habermas pense que la société démocratique
doit trouver dans ses propres potentialités vertueuses les assises ou les
fondements de sa durée et de son progrès qui doivent dépendre de la discussion,
de la communication et de solidarité. Habermas décrit une société post
séculière, il entend que l’on accorde à toutes les composantes culturelles de
la société un rôle non seulement de présence et de témoignage, mais un rôle
normatif pour la conscience publique. Il tente de réconcilier les exigences
exprimées dans la société par diverses communautés religieuses qui y sont
présentes, et les exigences exprimées par les autres communautés au nom d’une
conscience sécularisée.
Faisant la défense d’une idée
métaphysique de la nature et de droit naturel, Ratzinger souligne que les
droits de l’homme sont incompréhensibles sans le présupposé que l’homme, en
tant que tel, sujet de droit qu’il découvre et n’invente pas, donc sans la
recherche d’une rationalité commune à la nature de l’homme. Dans sa réponse,
Ratzinger établit un rapport entre force et droit. Il affirme que la force doit
être utilisée dans la société, au service du droit pour éviter toute violence
et la victoire injuste du plus fort. La force du droit doit l’emporter contre
toute violence arbitraire. Ratzinger n’évoque pas directement le problème de la
conception rationaliste du droit naturel des modernes et de la critique qu’on
pourrait formuler à son encontre. Il se contente de dire que l’instrument d’un
droit naturel s’est aujourd’hui fragilisé. Cette fragilisation vient de la
remise en cause du concept de nature.
Abordant la question de la
sécularisation, Ratzinger souligne que dans chaque aire culturelle, il existe
des tensions ou des conflits internes. Face à cela, l’idée d’une rationalité
universelle à laquelle tous pourraient adhérer est devenue une pure abstraction
qui n’a pas de réalité. En effet, aux yeux de Ratzinger, un rapport harmonieux devrait
s’instaurer en toute culture en raison et religion. Cette harmonie est surtout
décisive pour la rationalité occidentale et pour la foi chrétienne qui sont les deux
composantes de la culture occidentale.
Au terme de ce débat, nous pouvons
dire que pour Habermas, un vrai pluralisme a besoin d’une saine confrontation
des idées, y compris la participation des religions. En ce sens, exclure la
religion est la manière la plus rapide de détruire une démocratie. Cette
rencontre entre Habermas et Ratzinger nous éclaire sur le fait que la
démocratie ne peut tenir si elle se contente d’être une pure confrontation
d’opinions sans aucun donné préalable. Ratzinger a démontré la limite de la
démarche argumentative. Elle ne peut dissiper le processus relativiste et
subjectiviste de notre époque. Seule la référence à une donnée fondamentale
qu’ « est la nature humaine
métaphysiquement conçue peut nous aider à échapper à ce fléau qui ronge la
société moderne »[23].
CONCLUSION
Au terme de ce travail portant sur
la morale et l’éthique chez Habermas, il était question pour nous de relever la
conception de la morale et de l’éthique chez Habermas. C’est ainsi que pour y
arriver nous avons successivement analysé dans un premier chapitre l’éthique
habermassienne de la discussion où nous nous sommes rendus compte qu’il s’agit
d’une éthique d’intercompréhension mettant l’homme au centre de l’établissement
des normes. C’est grâce à cette considération de l’homme qu’Habermas propose sa
théorie discursive. Au second chapitre nous avons traité la question de
l’éthique et de la morale. Sous ce dernier, nous avons retrouvé qu’à la
question « Que dois-je faire ? », Habermas distingue trois
niveaux auxquels elle s’applique : les tâches pragmatiques, la discussion
éthico-existentielle et la discussion pratico-morale. Au troisième et dernier
chapitre nous avons abordé le thème porta sur Habermas dans le débat actuel.
Ici nous avons traité successivement la question de l’avortement pour pouvoir
illustrer l’impact de la discussion et le problème auquel il est confronté dans
la société, la théorie discursive du droit et de la politique et en fin le
débat entre Habermas et Ratzinger.
Le respect, l’autonomie, la
responsabilité, la solidarité avec le monde sont autant des principes communs
de tous ceux qui s’attèlent à construire une théorie morale. L’universalité est
recherchée parce que les diverses cultures doivent trouver un lien commun.
C’est ainsi qu’il importe de relever l’importance de l’éthique proposée par Habermas.
En effet, Habermas met l’homme au centre de son éthique ; une éthique
d’intercompréhension. Ainsi, la validité d’une norme dépend largement du
processus de socialisation et d’éducation, du contexte dans lequel s’opère la
discussion. L’homme, à tous les niveaux, est appelé à user de ses capacités
argumentatives pour pouvoir non seulement participer à la discussion mais et
surtout pour pouvoir se prononcer sur les normes devant réglementer la conduite
des individus. Cependant, on peut se demander si Habermas ne cherche pas à
reconduire une universalité abstraite sans tenir compte du contexte dans lequel
l’homme vit. Le débat entre Habermas et Ratzinger est une pensée qui veut
s’ouvrir à l’interdisciplinarité pour trouver de solution au problème de
l’homme. On peut, en outre, se demander si l’éthique d’Habermas n’est pas
confrontée à une limite dans la mesure où dans un Etat démocratique la majorité
peut se tromper dans l’édiction d’une norme.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
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R. Lellouche et I. Mittmann, PU de Lille, 1973.
2. Habermas
J., Morale et communication, conscience
morale et activité communicationnelle, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris,
CERF, 1996, Coll.
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3. Habermas, De
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« passages », Paris, CERF, 1992, 202 pages.
4. Habermas, sociologie et théorie du langage, trad.
de R. Rochlitz, Paris, A. Colin, 1995,
5. Kant
Emmanuel, Critique de la raison pratique,
trad. F. Picavet, PUF, Coll. « Quadrige », 1989,
6. Jacques
François Simon, Le monde des débats,
mars, éditorial, 1993
Revues
1. Raymond
Court, « Raison et Religion, à propos de la discussion Jürgen Habermas –
Joseph Ratzinger » in Revue Esprit, Mai 2005,
2. Rabehevitra
Zaralahy B., « le débat entre J. Habermas et J. Ratzinger au tour des
fondements prépolitiques de l’Etat démocratique » in Aspects du christianisme à Madagascar, T. 20, n. 4,
Octobre-Novembre-Décembre, 2012, p. 18.
TABLE DES MATIERES
[1]
Jacques François Simon, Le monde des
débats, mars, éditorial, 1993
[2]
Raymond Court, « Raison et Religion, à propos de la discussion Jürgen
Habermas – Joseph Ratzinger » in Revue
Esprit, Mai 2005, p. 38.
[3]
Kant, Critique de la raison pratique,
trad. F. Picavet, PUF, Coll. « Quadrige », 1989, p. 30
[4]
Habermas, Morale et communication,
conscience morale et activité communicationnelle, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris,
CERF, Coll. « Passages », pp. 88-89
[5]J.
Habermas, De l’éthique de la discussion, trad.
Mark Hunyadi, collect. « passages », Paris, CERF, 1992, p. 22.
[6]
Ibid.
[7]
Ibid., p.23.
[8]
Ibid., p. 17.
[9]
Habermas, Morale et communication,
conscience morale et activité communicationnelle, Op. Cit., p. 86-87.
[10]
J. Habermas, De l’éthique de la
discussion, Op. Cit., p. 34.
[11]
Ibid., p. 34.
[12]
Ibid., p. 102
[13]
Ibid., p. 96.
[14]
Ibid., p. 105.
[15]
Ibid., p. 42.
[16]
Ibid., p. 43.
[17]
K.-O. Appel, L’éthique à l’âge de la
science, trad. R. Lellouche et I. Mittmann, PU de Lille, p. 130.
[18]J.
Habermas, sociologie et théorie du
langage, trad. de R. Rochlitz, Paris, A. Colin, 1995, p. 122.
[19]
J. Habermas, De l’éthique de la
discussion, Op. Cit., p. 28.
[20] Ibid., p.
149.
[21]
B. Rabehevitra Zaralahy, « le débat entre J. Habermas et J. Ratzinger au
tour des fondements prépolitiques de l’Etat démocratique » in Aspects du christianisme à Madagascar, T.
20, n. 4, Octobre-Novembre-Décembre, 2012, p. 18.
[22]
Ibid.
[23]Ibid., p. 26.
